« We don’t need no education... » :
c’était la proclamation farouche de ce vieux groupe de rock libertaire
(et néanmoins commercial) à la fin des années 70. Et voilà que le
troisième millénaire, par la grâce du numérique, consacrerait enfin la
disparition de la vieille école bourgeoise, la fin du savoir exclusif et
de la toute-puissance du professeur sur son piédestal.
Celui-ci, horizontalisé, dépassé et
inutile, ne pourrait plus rivaliser avec le savoir en ligne, infini,
libre et universel, libérateur et démocratique. Il lui resterait au
mieux à s’adapter pour devenir une sorte d’accompagnant, un simple
médiateur chargé de mettre en relation l’élève d’une part et le savoir
en ligne d’autre part. Au pire, dernier obstacle entre l'élève et le
savoir en ligne, à disparaître purement et simplement.
Comment une croyance aussi naïve,
assimilant l’école à une station-service délivrant le savoir à la pompe
et au compte-goutte, parvient-elle à s’imposer aujourd’hui dans le
discours médiatique, et même dans certains arcanes de l’institution
scolaire ?
A la vérité, le savoir est et a toujours
été, ou presque, librement disponible dans les bibliothèques publiques
ou universitaires et les CDI des collèges et des lycées.
Quant à l'enseignant, il n’est pas et
n’a jamais été un savant ou un universitaire. Dans le secondaire, il ne
connaît que sa discipline, et encore, dans une mesure qui sait rester
modeste. Ce qu’il sait, en revanche, il le sait de façon suffisamment
approfondie pour pouvoir le transmettre progressivement et
intelligemment à ses élèves.
Une vision si vindicative de
l’enseignant, expert supposément jaloux de son expertise, – si elle ne
procède pas d’une rancœur personnelle à l’égard de l’école, comme c’est
bien souvent le cas – renvoie bien sûr aux vieilles lunes
bourdieusiennes, celles de fonctionnaires sans âme au service de la
classe sociale dominante et chargés par elle de transmettre une culture
arbitraire, comme l’orthographe ou les humanités, au moyen d'une
autorité d’essence fasciste.
Comme si les enseignants assuraient
consciencieusement la reproduction des élites, comme s’ils n’en étaient
pas les premiers indignés, comme s’ils n’étaient pas par essence les
dépositaires et les gardiens de l’esprit républicain. Comme si enfin le
savoir en ligne était le début d’une vraie révolution démocratique de
l’enseignement, alors que c’en est peut-être, avec la disparition du
professeur, tout le contraire. Ces accusations sont déjà au cœur de
toutes les réformes pédagogiques et structurelles qui depuis vingt ou
trente ans n’ont fait que précipiter le déclin de l’école et la mort des
humanités et renforcer paradoxalement la reproduction sociale dans une
école pourtant supposée plus démocratique.
Mais passons ces considérations
sociologiques. Supposons que l'école ne fait que transmettre du savoir
et admettons, pour notre réflexion, que le savoir en ligne est bien
disponible pour tous.
Mais disponible pour qui précisément ?
Pour les adultes ? Pour les élèves ? La question est d’importance, car
quand les uns recherchent et vérifient, les autres n’en sont qu’à
apprendre. De même que le correcteur orthographique n'est un outil que pour celui qui sait déjà écrire.
En d’autres termes, il ne faudrait pas confondre la recherche de celui
qui sait et celle de celui qui ne sait pas, ou du moins pas encore.
L'élève n'est pas un chercheur.
Et puis quel savoir ? Car on peut
évidemment se demander si ce savoir disponible en ligne est bien un
savoir digne de confiance. On sait évidemment ce qu’il en est le plus
souvent, avec, par exemple, les forums parascolaires, les sites de
corrigés en ligne ou les encyclopédies collaboratives. Un exemple
récent, parmi des milliers d’autres, montre que l’institution scolaire
elle-même est gangrénée par cette rapide dégradation du savoir :
certains sujets d’examen nationaux sont aujourd’hui, au mépris de la
philologie élémentaire, copiés-collés depuis le web, et ce poème de Verlaine appartient ainsi presque officiellement, depuis la session du baccalauréat 2012, aux Poèmes saturniens,
recueil dont il n’a pourtant jamais fait partie. Belle métaphore du
web, où même l’erreur devient vérité parce que mieux référencée.
Ce déficit qualitatif, le savoir en
ligne le compense généreusement par la débauche quantitative : le savoir
en ligne impressionne en effet, par ses centaines de références, ses
multiples liens hypertextes, ses millions de pages, ses ressources
documentaires sous les formes les plus variées. A l’image de nos disques
durs qui permettent aujourd’hui de stocker plus de livres, de films ou
de chansons qu’on en peut lire, voir ou écouter en une seule vie.
Malheureusement cette extraordinaire profusion est avant tout pour
l’élève, en quête de repères, une source de confusion. « Il n’est nulle
part, celui qui est partout » rappelait déjà un philosophe latin,
recommandant de ne pas s’éparpiller dans des lectures trop nombreuses.
D’autant que le web ressemble moins à une grande bibliothèque classée et
organisée, en vue d’apprentissages scolaires, qu’à un immense
capharnaüm où tout se vaut : contenus pour enfants et contenus pour
adultes, Corneille dramaturge et Corneille rappeur, la princesse Diana
et Diane chasseresse. Fatras fantastique, bazar déconcertant, où le
référencement par Google devient la seule et unique cote.
Cette disponibilité théoriquement
infinie du savoir en ligne (savoir en réalité bien souvent redondant et
qui plus est dans des formes dégradées) n’est bien sûr qu’apparente et
illusoire puisqu’en pratique les internautes ne consultent – à une
immense majorité, ainsi que le savent bien les webdesigners –
que les premiers résultats d’une requête. Et même pour l’internaute
persévérant, comment accéder à cette infinité dans un temps humain ? La
totalité ou presque de ce savoir en ligne est donc voué à dormir
éternellement dans les limbes numériques, disponible toujours mais
jamais consulté. C’est donc d’un infini en trompe-l’œil qu’il s’agit.
Mais surtout cette multitude changeante
et miroitante, ce foisonnement de pages brutes, souvent porteuses de
mille contradictions, que le web livre en vrac à l’élève ne peut en
réalité lui apporter guère plus que l’école, quand il ne le désoriente
pas ou ne l’induit pas en erreur : les connaissances vérifiées,
synthétisés, structurées, annotées, adaptées à un niveau scolaire précis
par des professionnels de l’enseignement, ne sont-elles pas déjà
suffisamment riches et nombreuses dans un seul manuel scolaire ? Et
pourtant : quel élève peut déjà prétendre les posséder toutes ?
A
cela s’ajoute que ce savoir en ligne, à portée de quelques clics, n’est
disponible pour autant que nous sommes connectés. Il est temps de
réactualiser le vieux proverbe : Doctus cum libro devient Doctus cum interrete.
Mais, à bien y réfléchir, n’est-ce pas une étrange liberté que celle
qui nous enchaîne en permanence à un réseau, réseau qui plus est de plus
en plus oligopolistique ? Et n’est-ce pas une inquiétante culture
qu’une culture conçue comme disponible, c’est-à-dire potentielle et
externe ? Toute culture – révolution numérique ou pas – ne doit-elle pas
nécessairement passer par un apprentissage, une appropriation
personnelle, progressive et structurée, une maturation lente en
soi-même ? Faut-il que l’histoire de la Shoah soit seulement disponible
en ligne ? Non, elle doit faire partie de nous, comme tout ce
qu’enseigne l’école pour donner aux élèves cette précieuse culture
commune qui est le fondement de la république.
L’exemple de l’enseignement des langues permet de mieux comprendre l’illusion du savoir disponible.
Savoir l’anglais, c’est savoir le parler
et le comprendre dans l’instant, en mobilisant ses connaissances
lexicales et syntaxiques propres, sans effectuer sur le web des
recherches qui – pour rapides qu’elles soient – n’en resteront pas moins
désespérément lentes et tâtonnantes. A l’évidence, on ne sait pas une
langue parce qu’on en a une grammaire et un dictionnaire. C’est pourtant
ce qu’on voudrait nous faire croire avec cette notion de savoir
disponible.
Savoir une langue suppose, comme tout
autre savoir, un apprentissage graduel et systématique. Pour le dire
autrement, on ne sait jamais que ce que l’on a appris. Savoir n’est pas pouvoir accéder à la connaissance, tout comme la simple possession d’une bibliothèque – si grande soit-elle – ne rend personne savant. Savoir, ce n’est pas simplement disposer de connaissances, c’est avant tout (du latin sapere qui a donné homo sapiens) avoir l’intelligence et le jugement qui
en procèdent. De même qu’en langue une perpétuelle recherche et
vérification des connaissances ne permet pas une expression complexe, de
même dans toutes les autres formes de savoir, une telle recherche ne
permet pas l’élaboration d’une pensée complexe pour un esprit qui
apprend. Ce que nous ne comprenons pas car nous, les générations
précédentes, sommes sans le savoir les vrais digital natives,
nous qui profitons vraiment du numérique parce que nous pouvons nous
appuyer sur une solide culture classique que l’école nous a donnée.
Penser que le savoir se réduit désormais à une simple compétence – la
sacro-sainte « recherche d’information » chère à certains pédagogistes –
c’est condamner les enfants à errer en aveugles dans une immensité
chaotique relevant autant du supermarché et du dépotoir que de la
bibliothèque. En vérité la notion de savoir disponible est la promesse
d’un bégaiement permanent de la connaissance.
Par ailleurs il faut le reconnaître :
les ressources sur le web ne sont presque jamais sollicitées pour leur
qualité intrinsèque, mais avant tout pour leur facilité d’accès. Il est
plus aisé d’aller sur Wikipédia, en tête des résultats dans toutes les
requêtes Google, que de se rendre dans une bibliothèque ou même d’ouvrir
une encyclopédie chez soi. Dans leurs recherches, les internautes se
limitent d’ailleurs, à une écrasante majorité, à la première page de
résultats, voire au tout premier résultat. Si Wikipédia rencontre à ce
point les faveurs des élèves d’aujourd’hui, ce n’est pas parce que c’est
la meilleure encyclopédie, mais c’est bien parce qu’elle est gratuite,
en ligne et en tête de tous les résultats de requête.
D’une manière générale le temps moyen
passé par un internaute sur une page web n’est que de quelques secondes.
L’acte de lecture n’est plus le même. Dans une page même, la recherche
par mot-clef dispense d’appréhender le texte dans son ensemble : il
n’est plus besoin de lire à proprement parler. La notion de texte – au
sens d’un tissu de mots – devient elle-même obsolète. On peut chercher
et trouver sans lire. Songeons à ces élèves de collège qui – pour leur
recherche documentaire sur les dauphins – s’étaient contentés d’imprimer
une page web se concluant sur la prédilection de ces mammifères marins
pour les hamburgers et les sorties en boîte de nuit.
Plus grave encore que cette forme
dégradée de lecture, l’intériorisation progressive par les élèves de
cette notion de savoir disponible en ligne, de sa facilité d’accès
apparente, les dispense chaque jour un peu plus d’apprendre, de
mémoriser et de fixer, toutes choses nécessitant des efforts que l’on ne
veut plus consentir à l’école. Or ce qui est une facilité d’usage dans
la vie courante devient un fléau quand il s’agit de la constitution
d’une culture personnelle, d’un esprit en train de naître.
De plus il ne faudrait pas oublier
qu’internet n’est pas un outil, mais un monde, dont on ouvre grand la
porte aux élèves. Et que, dans ce monde, on trouve disponibles bien
d’autres choses que le savoir pur et beau. Les rares connaissances
valides et fiables qu’on y peut trouver sont noyées dans mille autres
usages, plus inquiétants, plus divertissants et plus futiles pour un
esprit qui n'a pas encore atteint la maturité : les vidéos virales, les
sites pornographiques, le chat, les réseaux sociaux, les jeux en ligne,
le surf continu etc. Il n’y a qu’à prendre pour exemple ces enfants
agglutinés, avec un casque, les yeux rivés sur un écran, au cœur même de nos bibliothèques,
au milieu de dizaines de milliers de livres, disponibles eux-aussi mais
de moins en moins consultés. Au fond, quoiqu’en disent les promoteurs
de la révolution numérique, la disponibilité du savoir, dans une
bibliothèque ou sur internet, ne change pas grand-chose dans le rapport
des élèves à la connaissance : le catalogue de Gallica
est ainsi d’une richesse extraordinaire, avec son million de livres
numérisés et disponibles ; et pourtant les élèves – allez savoir
pourquoi – lui préfèrent les dernières vidéos sur YouTube ou les jeux
massivement multi-joueurs. Bref la disponibilité en ligne n’offre du
progrès que l’illusion.
On le voit, la disponibilité n’est pas la transmission. Comment un élève pourrait-il aller de lui-même
vers une culture qui lui est fondamentalement étrangère, sans l’aide de
ce que Régis Debray appelle – dans un bel hommage – un « passeur » ?
D’autant que la (relative) disponibilité
en ligne du savoir ne le rend pas plus accessible aux élèves. Croire le
contraire est bien naïf : un document ou un texte, s’il est complexe ou
provenant d’une époque particulière, dans une langue particulière,
s’inscrivant parfois dans une problématique spécifique, est aussi
difficile d’accès en ligne que dans un livre. Il nécessite alors un
patient travail d’explication, adapté aux élèves et à leur niveau, que
seul le professeur peut accomplir. Le savoir que l’on peut trouver sur
le web n’est ni conçu ni pensé pour l’enseignement : les notions de
niveau, de progressivité, d’adaptation lui sont fondamentalement
étrangères. Accéder à une page de savoir n’est pas accéder au savoir,
pas plus sur internet que dans un livre d’ailleurs.
A titre d’exemple les textes grecs ou
latins sont aujourd’hui tous disponibles en ligne, dans la langue
d’origine, mais il n’y a presque plus personne pour les comprendre. La
littérature elle-même est disponible partout mais n’est plus lue nulle
part. Paradoxes inquiétants de cette révolution numérique à laquelle
nous assistons, qui réduit peu à peu la culture à sa seule potentialité.
On le voit, les élèves ne peuvent
accéder au savoir de manière autonome : c’est au contraire le rôle de
l’école et des enseignants de les mener progressivement vers cette
autonomie. Croire qu’internet peut s’en charger est une pernicieuse
illusion, qui ne fera que creuser, comme l’a fait auparavant la
télévision, une nouvelle fracture numérique, entre ceux qui auront un
accès modéré et raisonné à internet et les autres.
Avec la notion de savoir en ligne, ou
même d’école en ligne, nous ne préparons pas une démocratisation de
l’enseignement, mais une nouvelle reproduction sociale. Tout comme, dans
les décennies précédentes, l’école a peu à peu renoncé à enseigner le
français et favorisé ainsi la reproduction des élites, l’irruption
massive du numérique à l’école – au nom de l'innovation pédagogique chère à certains apprentis-sorciers de l’école
–, ne fera en réalité, sous ses formes sauvage ou institutionnelle
(ludo-éducatif, réseaux sociaux, tableaux numériques, iPads et autres
gadgets sérieusement considérés comme des « technologies de
l’information » dont les grands groupes technologiques font la promotion
pour le progrès de l’école et surtout le leur), que déclasser un peu
plus les élèves des milieux défavorisés, ceux pour lesquels le refrain
« We don’t need no education » est tout simplement indécent.
La culture scolaire, que certains
accusent d’être tantôt obsolète, tantôt auto-référentielle ou même
arbitraire en renvoyant – avec une certaine mauvaise foi – aux images
d’Épinal de l’école de la IIIème République avec son cortège
d'apprentissages sclérosés et de châtiments corporels, est bien sûr
imparfaite. Mais, outre qu’elle n’a plus grand-chose à voir avec
celle-ci, elle reste et demeure la plus appropriée pour donner aux
élèves d’aujourd’hui une culture commune, une capacité de raisonnement
et l’autonomie de pensée dont ils ont besoin plus que jamais. Nous en
sommes la meilleure preuve. Et dans ce monde de flux et reflux
tourbillonnants, l’enseignant, loin d’être dépassé, devient pour l’élève
une figure stable et rassurante, qui montre qu’un savoir personnel est
toujours possible.
« Teachers, leave them kids alone » :
certains pensent aujourd’hui qu’avec le numérique ce vieux rêve de
liquider l’école est peut-être proche. Mais réfléchissons bien : et si
cette libération n’en était pas une ? Et si ce rêve était un cauchemar ?
Car ce n’est pas parce que je google que je sais. C’est bien sûr tout le contraire.
Lire aussi l'analyse de Julien Gautier : Petite Poucette : la douteuse fable de Michel Serres
et encore : À quoi servent les tablettes à l'école ? (Le Monde du 5 juin 2013)
et aussi : Pas d'ordi à l'école pour les enfants des cadres de google ou d'ebay (VousNousIls, février 2012). École Waldorf >>>
ou bien : Dans la salle de classe du futur, les résultats ne progressent pas >>>
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et encore : À quoi servent les tablettes à l'école ? (Le Monde du 5 juin 2013)
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