jeudi 9 janvier 2014

COMMENT L'ÉCOLE EST DEVENUE FOLLE


Par
Le Point.fr- Publié le 09/01/2014 >>>

Veut-on vraiment en finir avec le décrochage scolaire alors que sévissent au primaire des méthodes de lecture qui produisent 40 % de mauvais lecteurs ?


On connaît le début de la première Catilinaire de Cicéron : "Quo usque tandem abutere, Catilina, patientia nostra? quam diu etiam furor iste tuus nos eludet ? quem ad finem sese effrenata iactabit audacia ?" - ou, si l'on préfère éviter le pédantisme de la citation latine : "Jusques à quand abuseras-tu de notre patience, Catilina ? combien de temps encore serons-nous le jouet de ta fureur ? Jusqu'où s'emportera ton audace effrénée ? (trad. M. Nisard, 1848). Remplacez Catilina par le nom de qui vous plaira, ministres incompétents, syndicalistes bornés ou pédagogues fous qui effectivement abusent de notre patience - en particulier dans le domaine de l'apprentissage de la lecture.
Chaque publication PISA est l'occasion de grands effets de manche, puis de décisions creuses et vaines. Le fossé s'élargit chaque jour davantage entre les 10 % d'élèves qui bénéficient d'un environnement familial qui les met à l'abri des pédagogies aventureuses - ceux que Bourdieu appelait jadis les héritiers -, et les 30 % d'écoliers déshérités dès l'enfance. En l'état, comme l'a prouvé avec humour Franck Lepage, les méthodes d'apprentissage (et en particulier d'apprentissage de la lecture) majoritairement en usage dans les classes n'ont aucune chance de permettre aux plus démunis de rattraper les autres - qui ne les attendent pas pour progresser eux-mêmes.
Alors que faire, comme disait Vladimir Oulianov ?

Des manuels de lecture inappropriés

Dans un récent article du Monde, Stanislas Dehaene, professeur de psychologie cognitive au Collège de France, s'étonne et s'indigne que nous nous obstinions à enseigner la lecture avec des méthodes qui ont fait la preuve de leur nocivité, alors même que nous disposons d'outils qui font chaque jour la preuve de leur efficacité. Et de rappeler qu'un sociologue, Jérôme Deauvieau, a récemment pris la peine d'aller voir dans les départements de la petite couronne - ceux dont on parle d'ordinaire dans la rubrique Faits divers - comment on apprend à lire aux petits Français, en particulier avec quels manuels. Et Stanislas Dehaene de constater que, "en 2013, 77 % des enseignants des zones défavorisées choisissent toujours un manuel de lecture inapproprié, qui fait appel à une méthode mixte, c'est-à-dire où l'enfant passe un temps considérable à des exercices de lecture globale et de devinettes de mots qu'il n'a jamais appris à décoder". Et de s'étonner que "l'Éducation nationale refuse encore de recommander à ses enseignants les meilleurs manuels". Seraient-ils naïfs, au Collège de France ?
En résumé, 5 % (!) des instituteurs de la zone concernée utilisent des manuels qui commencent par le décodage systématique - et ils obtiennent les meilleurs résultats. Les autres, formés dans des IUFM, continuent à user de manuels qui perpétuent les inégalités de départ, et persistent à enseigner l'ignorance.
Peut-être faudrait-il expliquer à M. Dehaene le poids des conservatismes pédagogiques, le poids surtout des certitudes idéologiques - les méthodes semi-globales, ou idéovisuelles, seraient plus "démocratiques", les méthodes alpha-syllabiques seraient plus "élitistes" - nous avons vu récemment ici même combien ce mot est pris en mauvaise part dans un ministère (et je ne vise pas seulement Vincent Peillon : à part un court intermède Darcos, c'est le cas rue de Grenelle depuis deux décennies) et un système qui ont fait de la médiocrité la base et l'apex de leur réflexion.
Nous savons ce qui marche
Je ne suis pas un grand fan, en général, de ceux qui pensent que l'enseignement est une science. C'est pour moi un artisanat, et, dans quelques rares cas (ces enseignants remarquables qui nous ont particulièrement marqués), c'est un art. Et ce n'est certainement pas la croyance magique en un éden pédagogique issu des technologies de l'information qui me fera changer d'avis.
Mais l'apprentissage de la lecture est un territoire balisé. Nous savons ce qui marche, et nous connaissons les dégâts de ce qui ne marche pas : nous en constatons tous les jours l'incidence, lorsque arrivent en sixième, de l'aveu même du ministère, 18 % d'élèves analphabètes, et 40 % de mauvais lecteurs - ceux qui fournissent les 160 000 "décrocheurs" de fin troisième dont on feint aujourd'hui de s'occuper, alors qu'on les a consciencieusement bousillés au départ.
Gilles de Robien a jadis tenté d'imposer une méthode de lecture : la tentative a fait long feu, faute de s'appuyer sur une volonté ministérielle ferme, capable de renverser l'autorité des cancres mis au pouvoir de longue date dans l'Éducation nationale, et surtout faute de promouvoir, avec toute l'autorité de l'État, cette poignée de livres qui donnent de vrais résultats.
J'ai déjà parlé ici même des manuels édités par le GRIP, et vilipendés par le ministère. J'y ajouterai quelques titres, comme Lire avec Léo et Léa, tous inspirés des mêmes principes (et il est parfaitement inutile de brandir la Méthode Boscher comme d'autres jadis agitaient le Petit Livre rouge : nous avons des instruments modernes pour décortiquer le code). Répétons-le encore et encore : ce n'est que par un apprentissage préalable systématique du code linguistique qui structure les mots que l'on fabrique des lecteurs-scripteurs de qualité. Pas autrement.



Le moulin à vent de la rue de Grenelle

Les États-Unis, après nous avoir inondés, depuis la fin des années 1950, de théories pédagogiques fumeuses, ont récemment tenté de redresser la barre - et y sont parvenus. Voir par exemple le travail de Joseph Torgesen* et les résultats spectaculaires obtenus par la Floride, un État qui subissait de front le contrecoup d'une immigration latino-américaine pour laquelle les pédagogies institutionnelles ne donnaient rien. Que des républicains, aux USA, se soient penchés sur l'apprentissage de la lecture et aient obtenu des résultats spectaculaires découragera certainement les pédagogues qui croient que tout ce qui est de droite, en matière d'éducation, est forcément entaché de nullité. Il est temps d'en finir avec les clivages idéologiques et le prêt-à-penser d'une certaine gauche : si nous voulons réellement apprendre à lire à tous les enfants (No child left behind est un beau slogan, qui a séduit à la fois les républicains et les démocrates, un exploit sous Bush), il faut imposer les méthodes qui marchent. Les imposer avec autorité, en les faisant connaître aux postulants au "plus beau métier du monde", en les diffusant largement, en les couvrant de l'autorité de l'État.
Aucune chance que cela arrive. Les solutions sont à portée de main, et Vincent Peillon persiste à demander leur avis aux syndicalistes du SNUipp et à ces pédagogues responsables de la plus grande épidémie d'ignorance jamais enregistrée en France. C'est à eux qu'il confie les clés des ESPE, qui forment les futurs professeurs des écoles. Pendant ce temps, il agite les bras, en affirmant qu'il se saisit à bras le corps du problème des décrocheurs. Comme si on ne les avait pas fabriqués, dans un système qui croit qu'en répétant une erreur, on peut en améliorer le résultat - la définition même de la folie, cette "furor" dont parlait Cicéron tout à l'heure. Ma foi, tant qu'il se prendra pour un moulin, le ministre et ses affidés trouveront sur leur route quelques Don Quichotte. Et je prends le risque - ils en rêvent, m'a-t-on récemment fait savoir - d'être envoyé à terre par tous les Catilina de la rue de Grenelle.

* À lire une interview de Joseph Torgesen