L’acquisition de la lecture soulève plusieurs
questions scientifiques importantes quant à son influence sur le
fonctionnement cérébral. L’écriture est une invention trop récente pour
avoir influencé l’évolution génétique humaine. Son apprentissage ne peut
donc reposer que sur un « recyclage » de régions cérébrales
préexistantes, initialement dédiées à d’autres fonctions mais
suffisamment plastiques pour se réorienter vers l’identification des
signes écrits et leur mise en liaison avec le langage parlé [1]. C’est
dans ce cadre que les chercheurs essaient de mieux comprendre l’impact
de l’apprentissage de la lecture sur le cerveau.
Pour cela, ils ont mesuré, par IRM fonctionnelle [2], l’activité cérébrale d’adultes volontaires diversement alphabétisés,
dans l’ensemble du cortex, avec une résolution de quelques millimètres,
tandis qu’ils leur présentaient toute une batterie de stimuli : phrases
parlées et écrites, mots et pseudo-mots parlés, visages, maisons,
objets, damiers…63 adultes ont participé à l’étude : 10 personnes
analphabètes, 22 personnes non-scolarisées dans l’enfance mais
alphabétisées à l’âge adulte, et 31 personnes scolarisées depuis
l’enfance. La recherche a été menée en parallèle au Portugal et au
Brésil, pays dans lesquels, voici quelques dizaines d’années, il était
encore relativement fréquent que des enfants ne puissent pas aller à
l’école uniquement en raison de leur environnement social (isolement
relatif, milieu rural). Tous les volontaires étaient bien intégrés
socialement, en bonne santé, et la plupart avaient un emploi. Les études
ont été réalisées avec des imageurs IRM à 3 Tesla au centre NeuroSpin
(CEA Saclay) pour les volontaires portugais et au centre de recherches
en neurosciences de l’hôpital Sarah Lago Norte à Brasilia [3] pour les
volontaires brésiliens. Grâce à ces travaux les chercheurs apportent des
éléments de réponse à plusieurs questions essentielles.
Comment les aires cérébrales impliquées dans la lecture se transforment-elles sous l’influence de l’éducation ?
En
comparant directement l’évolution de l’activation cérébrale en fonction
du score de lecture (nul chez les analphabètes et variable dans les
autres groupes), les chercheurs ont montré que l’impact de
l’alphabétisation est bien plus étendu que les études précédentes ne le
laissaient penser.
- Apprendre à lire augmente les réponses des aires visuelles du cortex, non seulement dans une région spécialisée pour la forme écrite des lettres (précédemment identifiée comme la « boîte aux lettres du cerveau »), mais aussi dans l’aire visuelle primaire.
- La lecture augmente également les réponses au langage parlé dans le cortex auditif, dans une région impliquée dans le codage des phonèmes (les plus petits éléments significatifs du langage parlé, comme « b » ou « ch »). Ce résultat pourrait correspondre au fait que les analphabètes ne parviennent pas à réaliser des jeux de langage tels que la délétion du premier son d’un mot (Paris->aris).
- La lecture induit également une extension des aires du langage et une communication bidirectionnelle entre les réseaux du langage parlé et écrit : chez un bon lecteur, voir une phrase écrite active l’ensemble des aires du langage parlé, entendre un mot parlé permet de réactiver rapidement son code orthographique dans les aires visuelles. Chez les personnes qui n’ont pas appris à lire, le traitement du langage est moins flexible et strictement limité à la modalité auditive.
À quoi servent les aires cérébrales
impliquées dans la lecture avant qu’une personne n’apprenne à lire ?
L’apprentissage de la lecture implique-t-il toujours un gain de
fonction, ou bien l’augmentation des réponses aux mots
s’accompagne-t-elle de diminutions des réponses à d’autres catégories de
connaissances ?
Chez les
analphabètes l’aire visuelle de l’hémisphère gauche qui, chez les
lecteurs, décode les mots écrits répond à une fonction proche : la reconnaissance visuelle des objets et des visages.
Dans cette région, au cours de l’apprentissage, la réponse aux visages
diminue légèrement à mesure que la compétence de lecture augmente, et
l’activation aux visages se déplace partiellement dans l’hémisphère
droit.
Le cortex visuel se réorganise donc, en partie, par compétition entre l’activité nouvelle de lecture et les activités plus anciennes de reconnaissance des visages et des objets. Aujourd’hui, on ne sait pas si cette compétition entraîne des conséquences fonctionnelles pour la reconnaissance ou la mémoire des visages.
Le cortex visuel se réorganise donc, en partie, par compétition entre l’activité nouvelle de lecture et les activités plus anciennes de reconnaissance des visages et des objets. Aujourd’hui, on ne sait pas si cette compétition entraîne des conséquences fonctionnelles pour la reconnaissance ou la mémoire des visages.
Les modifications
cérébrales liées à l’alphabétisation peuvent-elles se produire à l’âge
adulte ? Ou bien existe-t-il une « période critique » pour cet
apprentissage dans la petite enfance ?
La
très grande majorité des effets de l’apprentissage de la lecture sur le
cortex sont visibles autant chez les personnes scolarisées dans
l’enfance que chez celles qui ont suivi des cours d’alphabétisation à
l’âge adulte. Bien entendu, ces dernières n’atteignent que rarement les
mêmes performances de lecture, mais cette différence pourrait n’être due
qu’à leur moindre entraînement. À performances de lecture égales, il
n’existe pratiquement pas de différences mesurables entre les
activations cérébrales des personnes qui ont appris à lire dans
l’enfance ou à l’âge adulte. Les circuits de la lecture restent donc
plastiques tout au long de la vie.
Ces
résultats soulignent l’impact massif de l’éducation sur le cerveau
humain. Ils nous rappellent également que l’immense majorité des
expériences d’IRM cérébrale portent sur le cerveau éduqué et que
l’organisation cérébrale en l’absence d’éducation constitue un immense
territoire largement inexploré.
Figure : un aperçu des vastes réseaux
cérébraux dont l’activité augmente avec le score de lecture, en réponse à
des phrases écrites. Dès qu’une personne sait lire, la réponse aux mots
écrits augmente rapidement dans diverses aires visuelles, dont l’une
est spécialisée dans l’analyse de la forme des lettres (graphe de
droite). De plus, l’ensemble des régions de l’hémisphère gauche
impliquées dans le traitement du langage parlé (médaillon) devient
susceptible de s’activer également en réponse au langage écrit.
Référence :
How learning to read changes the cortical networks for vision and language. Stanislas Dehaene, Felipe Pegado, Lucia W. Braga, Paulo Ventura, Gilberto Nunes Filho, Antoinette Jobert, Ghislaine Dehaene-Lambertz, Régine Kolinsky, José Morais, and Laurent Cohen, Science, online, 2010
[1] Argument développé dans le livre « Les neurones de la lecture »
publié par Stanislas Dehaene aux Editions Odile Jacob en 2007How learning to read changes the cortical networks for vision and language. Stanislas Dehaene, Felipe Pegado, Lucia W. Braga, Paulo Ventura, Gilberto Nunes Filho, Antoinette Jobert, Ghislaine Dehaene-Lambertz, Régine Kolinsky, José Morais, and Laurent Cohen, Science, online, 2010
[2] IRM fonctionnelle : Imagerie par résonance magnétique qui permet de déterminer l’activité du cerveau d’une personne lorsqu’elle effectue une tâche.
[3] Les hôpitaux Sarah sont une chaîne d’hôpitaux privés sous contrat de l’état Brésilien, spécialisés dans la réhabilitation neurologique.
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La méthode alphabétique, pourquoi ? (Magali Gaubert)