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un texte de Thierry MARIÉ
Pour la plupart de nos contemporains, la
pratique du dessin ne concerne que les artistes ou les professionnels œuvrant dans l’illustration, l’architecture, le stylisme ou le design.
Il semble alors "normal" de ne pas savoir dessiner et exceptionnel -
voire miraculeux - de savoir dessiner. Une autre manière d’envisager le
dessin nous invite au contraire à le considérer, au moins dans ses
formes élémentaires, non comme un talent étrange, mais comme une capacité constitutive de la condition d'être humain, au même titre que le calcul, la lecture et l'écriture.
- Rembrandt : Autoportrait
- Gravure datée de 1630
Savoir dessiner : un apprentissage fondamental
Ce point de vue renverse complètement les choses puisqu’il fait
apparaître comme une déficience fondamentale l’inaptitude au dessin -
étant entendu que nous parlons ici de dessin d'observation ou dessin objectif, c'est à dire d'une représentation graphique qui vise essentiellement une ressemblance avec le visible.
Dans cette perspective, un homme incapable de faire un portrait ou
de dessiner correctement une chaise, par exemple, sera considéré comme
un handicapé, quelles que soient par ailleurs son intelligence, son
habileté et son imagination.
Cette idée est certainement dérangeante, mais pourquoi l’être humain
devrait-il s’accommoder en dessin d’un blocage de l’évolution de ses
capacités à l’âge de 8 ou 10 ans ? Il est toujours possible d'éviter le
problème en se réfugiant dans le cliché romantique nous présentant le
dessin comme un « don artistique » réservé à quelques êtres
exceptionnels. Mais un tel argument pourrait servir à justifier toutes
sortes d’autres lacunes éducatives. Ainsi, dans un monde ou
l’enseignement de l'écriture serait négligé, celle-ci apparaîtrait
probablement tout aussi extraordinaire : on pourrait prétendre que seul
les grands génies bénéficiant d’un "don littéraire" sont capables
d'écrire leur nom ou de rédiger une petite lettre administrative.
Le dessin et le cerveau
Le fait de ne pas savoir dessiner ne nous prive pas seulement de la
possibilité de produire des images utiles, esthétiques ou amusantes. En
exploitant le système perceptif qui nous relie au monde, l’exercice du dessin a aussi un effet déterminant sur la conscience du dessinateur. Depuis
les années 1970, on peut soutenir sur la base d'arguments scientifiques
développés dans le cadre de la psychopédagogie que le dessin sollicite
des fonctions spécifiques du cerveau laissées à l'abandon par les
principales autres activités de notre existence. Les recherches
effectuées sur la localisation des fonctions cérébrales par des
neurophysiologistes comme Roger W. Sperry
ont conduit à envisager que les deux hémisphères de notre cerveau
correspondent respectivement à deux modes de fonctionnement très
différents : notre "cerveau gauche" permettrait une approche analytique,
discursive et additionnelle, tandis que notre "cerveau droit" donnerait
accès à une appréhension globale, visuelle et divisionnelle. Le
professeur d'art Betty Edwards s'est fondé sur cette théorie de
l'asymétrie cérébrale pour élaborer une méthode d'apprentissage du
dessin qu'elle décrit dans son célèbre ouvrage Dessiner grâce au cerveau droit (édition Mardaga).
Quoi qu'il en soit de la réalité de cette théorie de la bipolarisation
cérébrale (dont on peut critiquer les versions simplistes), il est clair
que le dessin ne dépend fondamentalement ni d’une technique d’exécution
ni d’une habileté manuelle, mais avant tout d’une acuité perceptive.
Tous les enseignants en dessin savent que la clef de cette discipline
se situe davantage dans la qualité d’observation que dans la virtuosité
d’exécution, et qu'aucune astuce technique ne pourrait jamais permettre à
une personne refusant d’améliorer sa perception de devenir un
dessinateur. Nous commettons une erreur lorsque nous croyons que nous ne
savons pas dessiner parce que nous représentons très mal ce que nous
voyons bien. En vérité, la plupart du temps, nous ne pouvons pas dessiner correctement parce que nous représentons à peu près bien ce que nous voyons très mal. La cause de notre incapacité à dessiner se trouve moins dans le vide de la main que dans l’encombrement de l’œil.
Un mur d'images mentales
Si nous sommes incapables de bien voir - sans souffrir d'une anomalie relevant de la compétence d'un ophtalmologiste ou d'un neurologue - c'est qu'un obstacle à la perception se présente dans la structure même de notre conscience. Cet obstacle est psychologique : il s'agit du mur de symboles intérieurs que nous avons forgés pour tenter de contenir l’univers dans le cercle clos de notre conscience. Cette masse de représentations mentales parasite toutes nos informations perceptives - quand elles ne prétendent pas tout bonnement les remplacer. Si je vous demande si vous savez ce qu’est un zèbre, une image surgit instantanément en vous. Il est évident que cette image n’est pas une perception neuve mais le résidu d’une expérience, le souvenir d’une perception figée dans un concept rassemblant tout ce que vous croyez savoir sur l’animal. Il est facile d’admettre que cette image tirée de notre bibliothèque mentale ne sera pas suffisante pour dessiner un zèbre de manière réaliste (que ceux qui en doutent fassent l’expérience !) Mais il faut aller plus loin : dans le cadre d'un dessin d'observation avec un vrai zèbre, non seulement l'image mentale ne nous rendrait aucun service, mais elle constituerait même un obstacle car elle nous empêcherait d'avoir une perception immédiate de l'animal, tel qu'il se trouve effectivement devant nous dans sa réelle apparence.
Si nous sommes incapables de bien voir - sans souffrir d'une anomalie relevant de la compétence d'un ophtalmologiste ou d'un neurologue - c'est qu'un obstacle à la perception se présente dans la structure même de notre conscience. Cet obstacle est psychologique : il s'agit du mur de symboles intérieurs que nous avons forgés pour tenter de contenir l’univers dans le cercle clos de notre conscience. Cette masse de représentations mentales parasite toutes nos informations perceptives - quand elles ne prétendent pas tout bonnement les remplacer. Si je vous demande si vous savez ce qu’est un zèbre, une image surgit instantanément en vous. Il est évident que cette image n’est pas une perception neuve mais le résidu d’une expérience, le souvenir d’une perception figée dans un concept rassemblant tout ce que vous croyez savoir sur l’animal. Il est facile d’admettre que cette image tirée de notre bibliothèque mentale ne sera pas suffisante pour dessiner un zèbre de manière réaliste (que ceux qui en doutent fassent l’expérience !) Mais il faut aller plus loin : dans le cadre d'un dessin d'observation avec un vrai zèbre, non seulement l'image mentale ne nous rendrait aucun service, mais elle constituerait même un obstacle car elle nous empêcherait d'avoir une perception immédiate de l'animal, tel qu'il se trouve effectivement devant nous dans sa réelle apparence.
Ce parasitage est mis en évidence par la surprenante ressemblance de tous les mauvais dessins figuratifs,
dévoilant des défauts d’observation reposant toujours sur cette même
confusion : chaque forme a été dessinée en partie telle qu’elle a été
perçue et en partie telle qu’elle a été envisagée intellectuellement.
Ainsi on dessinera une assiette posée sur une table comme si elle
basculait vers le spectateur pour montrer toute sa rondeur parce que l’on sait qu’elle est ronde ; on placera le nez au milieu d’un visage même si le modèle se présente de trois-quarts parce que l’on sait que le nez est au milieu de visage.
Il va de soi que nous mettons de côté la question de la stylisation qui peut jouer volontairement sur
cette déformation - comme dans certaines formes d’art traditionnel ou
dans le cubisme, par exemple. Nous nous attachons seulement ici à
étudier ce qui fait obstacle au dessin objectif ou dessin d’observation.
Or, de quelle nature est cet empêchement et quelle est sa cause ?
Formations et déformations des images
L’origine du défaut d'observation que révèle la maladresse en dessin se
trouve dans l'adaptation précoce de nos facultés de perception à notre
environnement matériel et social. Tout d'abord, pour faire de ses yeux
un instrument fiable, l’enfant doit apprendre très tôt à corriger
spontanément les illusions d’optiques dont il pourrait être le dupe :
impossible sans cela de se déplacer physiquement sans trébucher ou se
cogner partout. Une fois acquise, cette faculté corrective opère si subtilement que son action passe inaperçue
et que l’on ne trouve plus l’occasion de se poser la moindre question à
son sujet : ainsi, nous n’avons aucun doute quant au fait qu’un
personnage s’éloignant de nous ne devient pas vraiment plus petit, même
si cette illusion est bien produite par notre système visuel ; de même,
nous sommes certains que les glissières de sécurité au bord d’une route
sont en réalité parallèles et non convergentes comme elles apparaissent.
Tant que cette fonction d’interprétation nous aide à évoluer dans notre
monde, elle nous rend de grands services. Mais dès qu’il s’agit de
représenter les trois dimensions de l’espace sur le plan du dessin, elle
devient un vrai problème. La conséquence la plus manifeste en est la
production d’invraisemblables fautes de perspective.
En outre, les interprétations dont nos perceptions sont l’objet ne
correspondent pas seulement à un processus d’adaptation au monde
matériel mais aussi à un processus d’adaptation aux conventions sociales
de nos éducateurs. Il est en particulier très difficile pour quiconque
ayant appris à nommer le monde de traverser la grille du langage
qui le sépare désormais des phénomènes. Notre discours intérieur
« fixe » le monde en nous donnant le sentiment illusoire d’une
permanence réconfortante et nous interdit de percevoir le flux mouvant
de l’énergie animant toute forme. Dès que nous reconnaissons un zèbre, nous cessons de le voir, nous nous disons : "c’est un zèbre",
comme si c'était suffisant ! Et voilà notre conscience bien occupée par
ce mot fixe qui ne nous est d'aucune utilité pour dessiner l'animal en
mouvement. Car mettre un nom sur une forme nous donne simultanément
l’assurance que nous savons y penser et l’illusion persistante qu’il est
inutile de la regarder. En définitive, nommer nous empêche de voir.
Lorsque nous étions enfants, nous disposions de peu de représentations et nos yeux étaient grand ouverts sur un monde inquiétant et merveilleux.
Le craquement d’une feuille morte sous nos pas ou l’éclat du soleil
dans une goutte accrochée à nos cils avaient pour notre âme la saveur
magique de l’inconnu. Les explications transmises par nos éducateurs
nous ont permis de domestiquer l’univers en le couvrant d’étiquettes ;
et plus nous augmentions notre collection d’étiquettes, plus nous nous
sentions savants. Bientôt, nous ne fûmes plus capables de rien voir de
neuf dans ce monde trop familier qui semblait avoir vieilli avec nous.
Virginité du regard et créativité
Cette réflexion sur la perception nous conduit bien au-delà de la seule question de l'apprentissage du dessin.
Certes, se faire des représentations ne constitue pas un
problème en soi : nous nous en faisons à chaque fois que nous associons
une perception à une pensée ; peut-être même n'y a-t-il pas d'autre
manière d'être un sujet connaissant que de se construire une
représentation du monde. En outre, un dessin est aussi toujours une
représentation. Mais un dessin ne prétend pas prendre la place de ce qu'il représente, alors que notre imagerie mentale
à tendance à se replier sur elle-même pour se substituer complètement
au monde vivant. L'attitude la plus morbide, la plus contraire à
l'intelligence et à la vie, consiste à accepter d'être le gardien
fanatiquement dévoué de représentations scientifiques, politiques ou
religieuses sur lesquelles on ne s’est jamais sérieusement interrogé
soi-même et à propos desquelles on a jamais eu soi-même aucune
expérience de perception directe.
Apprendre à dessiner, c’est apprendre à voir ici et maintenant ; apprendre à voir, c’est apprendre à arrêter le temps de la pensée.
Il nous faut pour cela savoir débrayer la fonction de réajustement
systématique des perceptions auquel notre cerveau a été conditionné ;
nous devons nous rendre capable de saisir une information perceptive
avant qu’elle ne soit changée en mot. En nous exerçant au dessin, nous
apprenons ainsi à développer une virginité du regard qui nous donne
accès à un monde où il y a toujours quelque chose de nouveau à découvrir. Ce monde est un peu celui de l'enfance retrouvée.
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