mardi 15 octobre 2013

L'impact des professeurs sur les revenus futurs de leurs élèves

 Lu sur Atlantico, 15/10/2013 >>>

1,4 million de dollars, c'est la différence de revenus par classe qu'engendrerait la différence entre un bon et un mauvais professeur, selon des économistes américains. Multipliez cela par le nombre de classes que chaque enseignant dirige au cours d'une carrière et vous avez un impact économique de premier ordre directement lié à la qualité de l'enseignement.


Atlantico : Une étude américaine (voir ici) a permis d’évaluer à environ 1,4 millions de dollars par classe, l’impact financier de l'enseignement d'un "bon professeur" par rapport à un autre moins bon sur les revenus futurs des élèves qui la composent. A-t-on conscience de ce phénomène en France ?

Corinne Prost : Cette étude propose une analyse très fouillée, à partir de données très riches portant sur des élèves et des enseignants. Les auteurs peuvent notamment suivre les élèves jusqu'au début de l'âge adulte, et, grâce à des données fiscales, connaître les revenus de ces jeunes lorsqu'ils sont sur le marché du travail. Cela permet d'évaluer l'impact de la "qualité" de l'enseignant directement en termes salariaux. Ils évaluent alors à 1,4 million de dollars par classe le fait d'avoir un enseignant "moyen" plutôt qu'un des enseignants parmi les 5 % moins bons. Néanmoins, ce 1,4 million est un gain cumulé sur l'ensemble d'une vie active, ce chiffre n'a pas beaucoup de sens en soi. Il reflète une hausse de salaire pour chaque élève de 1,6 %, ce qui, vous en conviendrez, est déjà moins impressionnant. Ce que disent les auteurs, c'est que ce salaire plus élevé de 1,6 %, reçu sur l'ensemble d'une carrière, représente une somme importante.

Marc Gurgand : En France, il y a beaucoup de littérature sur "l'effet prof". Il est acquis (parmi les chercheurs) que c'est un déterminant important et qu'il y a beaucoup de disparités (on estime que la qualité des profs explique 20% des disparités de résultats entre élèves). Mais ça n'a jamais été quantifié en euros ou en dollars, même à l'étranger, à ma connaissance, c'est la première fois.
 


Comment expliquer économiquement ce montant extrêmement élevé lorsqu’il est multiplié par le nombre de classe d’un bon professeur sur l’ensemble de sa carrière ?

Corinne Prost : Un des mécanismes mis en évidence par l'étude repose simplement sur les résultats scolaires : les élèves qui bénéficient d'un bon enseignement obtiennent des meilleures notes à la fin de l'année. C'est un avantage qu'ils conservent et qu'ils peuvent ensuite valoriser par de meilleurs diplômes. Notamment, l'étude montre que ces élèves vont plus souvent entrer à l'université et obtenir un diplôme du supérieur. En outre, on peut penser que ces élèves acquièrent une plus grande confiance en eux, ce qui se traduit également dans les comportements sociaux. Les économistes ont montré que les salaires dépendent pour partie des diplômes mais aussi pour une grande partie des compétences dites non-cognitives, c'est-à-dire des facultés relationnelles.

Marc Gurgand : Imaginez qu'un américain moyen gagne 68,000 dollars par an (à peu près le PIB par tête). Si on veut avoir une idée de ce que rapporte l'éducation, on peut mesurer ce que rapporte (en moyenne) d'avoir une année d'étude supplémentaire : il y a une énorme littérature économique là-dessus, mais il y a un consensus sur le fait que ça représente une augmentation salariale de 6 à 10% selon les gens, les niveaux, etc.; donc entre 4,000 et 6,800 dollars par an. En imaginant que vous travaillez 40 ans et en faisant abstraction des pensions de retraite pour simplifier (et de l'actualisation), vous voyez que le gain d'une année d'éducation pour une personne est typiquement de 160,000 à 272,000. Si vous avez une classe de 30 élèves que vous poussez à étudier une année de plus, tout compris, cela représente un accroissement des salaires perçus par ce groupe de 4,800,000 à 8,160,000 dollars.

Maintenant, on parle dans cet article d'autre chose, mais qui a des conséquences sur ce que les gens apprennent (et qu'ils peuvent valoriser sur le marché du travail), et indirectement sur les études qu'il poursuivent (parce qu'ils sont mieux préparés). Le 1.4 million que les auteurs calculent correspond à quelque chose d'un peu abstrait : l'effet de passer d'un des professeurs les plus médiocres de la distribution à un professeur moyen. On ne sait pas bien ce que ça veut dire, mais on peut imaginer que les professeurs dans le bas de la distribution dans leur données (qui proviennent d'une ville américaine qui n'est pas connue) forment leurs élèves particulièrement mal. En tous cas, vous voyez que ce 1.4 million représente entre 30% et 17% du gain d'une année d'étude supplémentaire. Ça veut dire, par exemple, qu'éviter un très mauvais enseignant peut permettre à un élève sur 5 de poursuivre ses études une année de plus (ou à un élève sur 10 de poursuivre ses études 2 ans de plus, etc.).

Il ne fait aucun doute que ce sont des effets très importants. Mais si vous les rapportez au gain salarial d'une année d'étude pour une classe entière, on voit aussi que l'ordre de grandeur n'est pas aberrant. Et il faut savoir aussi que ces chiffres sont toujours des estimations statistiques, qui ont une certaine imprécision : la vraie valeur peut être plus faible, on n'a ici qu'une estimation.

Quels enseignements doit-on en tirer ? Cela remet-il en cause la vision que les économistes ont des enseignants ?

Corinne Prost : L'enseignant compte évidemment et certains enseignants réussissent mieux que d'autres à faire progresser les élèves. Tout parent d'élève le sait et les chefs d'établissement le savent également. Les économistes ont tenté de relier cette "qualité" des enseignants à certaines caractéristiques, telles que "âge" et "diplôme". Il n'y a pas de réponse claire ; les jeunes enseignants sont un peu moins bons car c'est un métier qui s'apprend ; et les compétences académiques semblent jouer un rôle également. Toutefois, les plus grandes différences viennent de caractéristiques individuelles des enseignants, leur faculté à maîtriser une classe, leur sens de la pédagogie, leur envie. Il ne semble donc pas possible de repérer à l'avance les plus compétents ; c'est sur le terrain que les différences se dessinent. Néanmoins, il ne faut pas avoir une vision trop mécaniste : les personnes évoluent au fur et à mesure de leur carrière. En outre, un enseignant n'est pas seul, il s'agit d'une interaction entre une classe et lui. Il peut réussir un peu moins bien face à certaines dynamiques de classe.

L'étude ne remet pas en cause la vision des économistes sur les enseignants. Elle permet de préciser l'ampleur du phénomène et de montrer que les effets sont notables à long terme. Il y a un débat entre certains économistes de l'éducation qui pensent que les meilleurs leviers sont du côté des moyens budgétaires, par exemple la taille de la classe ; et d'autres économistes qui pensent que les enseignants influent bien davantage sur la réussite scolaire. Cette étude donne des arguments de poids à ces derniers économistes. Néanmoins, les moyens d'action ne sont pas encore très clairs.


Comment encourager la qualité des enseignements ? Faut-il créer un système de bonus pour récompenser les meilleurs professeurs ou bien remplacer les moins bons, par exemple ?

Corinne Prost : La question des ressources humaines au sein de l'éducation nationale est assurément cruciale ; la formation continue ainsi que la mobilité et les carrières alternatives sont des outils qu'il faudrait maintenant évaluer. Une piste également se trouve du côté des chefs d'établissement. Ceux-ci attribuent les enseignants aux classes au sein de leurs établissements. Il faudrait pouvoir, autant que possible, mettre les meilleurs enseignants face aux classes les plus difficiles. Les chefs d'établissement devraient, d'une part, pouvoir se faire un avis sur la qualité pédagogique des enseignants, et, d'autre part, que cette compétence leur soir reconnue.

Marc Gurgand : L'utilité de ce résultat n'est pas très claire car on ne connait pas bien les ingrédients pour transformer un mauvais prof' en prof' moyen ou en bon prof, etc. Évidemment, on pourrait se débarrasser des mauvais enseignants, mais ce n'est pas si simple à objectiver et ensuite, juridiquement, politiquement et humainement, on ne sait pas très bien faire... Une direction plus constructive consiste à donner aux enseignants des techniques d'apprentissage très formatées ; c'est moyennement apprécié, car cela conduit toujours plus ou moins à limiter la liberté pédagogique. Il y a des choses qui devraient marcher, notamment pour l'apprentissage de la lecture, mais il faut un gros effort de formation et que les enseignants adhèrent complètement à 'approche, ce qui est difficile.

Du coup, si l'enjeu de la qualité des enseignants est présent dans le débat public, c'est plutôt à travers la politique de recrutement. Les questions qui sont posées, mais auxquelles on ne sait pas bien répondre, sont notamment : est-ce qu'on recruterait de meilleurs enseignants s'ils étaient davantage payés? En France, il n'y a aucune évaluation qui permette d'en juger et à l'étranger le sujet est assez controversé. Par ailleurs, on s'inquiète beaucoup du faible ratio candidats/places aux concours de recrutement des enseignants. Mais la baisse des ratios date en fait des années 2000.

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Corinne Prost est économiste, ses domaines de recherche sont l'économie de l'éducation et le marché du travail. Elle a mené des évaluations de la politique d'éducation prioritaire ainsi que des analyses de la mobilité des enseignants en France.

Marc Gurgand est membre associé de la Paris School of Economics et directeur de recherche au CNRS spécialiste de l'économie de l'éducation.

Corinne Prost - Marc Gurgand


Corinne Prost est économiste, ses domaines de recherche sont l'économie de l'éducation et le marché du travail. Elle a mené des évaluations de la politique d'éducation prioritaire ainsi que des analyses de la mobilité des enseignants en France.
Marc Gurgand est membre associé de la Paris School of Economics et directeur de recherche au CNRS spécialiste de l'économie de l'éducation.

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Comment encourager la qualité des enseignements ? Faut-il créer un système de bonus pour récompenser les meilleurs professeurs ou bien remplacer les moins bons, par exemple ?

Corinne Prost : La question des ressources humaines au sein de l'éducation nationale est assurément cruciale ; la formation continue ainsi que la mobilité et les carrières alternatives sont des outils qu'il faudrait maintenant évaluer. Une piste également se trouve du côté des chefs d'établissement. Ceux-ci attribuent les enseignants aux classes au sein de leurs établissements. Il faudrait pouvoir, autant que possible, mettre les meilleurs enseignants face aux classes les plus difficiles. Les chefs d'établissement devraient, d'une part, pouvoir se faire un avis sur la qualité pédagogique des enseignants, et, d'autre part, que cette compétence leur soir reconnue.
Marc Gurgand : L'utilité de ce résultat n'est pas très claire car on ne connait pas bien les ingrédients pour transformer un mauvais prof' en prof' moyen ou en bon prof, etc. Évidemment, on pourrait se débarrasser des mauvais enseignants, mais ce n'est pas si simple à objectiver et ensuite, juridiquement, politiquement et humainement, on ne sait pas très bien faire... Une direction plus constructive consiste à donner aux enseignants des techniques d'apprentissage très formatées ; c'est moyennement apprécié, car cela conduit toujours plus ou moins à limiter la liberté pédagogique. Il y a des choses qui devraient marcher, notamment pour l'apprentissage de la lecture, mais il faut un gros effort de formation et que les enseignants adhèrent complètement à 'approche, ce qui est difficile.
Du coup, si l'enjeu de la qualité des enseignants est présent dans le débat public, c'est plutôt à travers la politique de recrutement. Les questions qui sont posées, mais auxquelles on ne sait pas bien répondre, sont notamment : est-ce qu'on recruterait de meilleurs enseignants s'ils étaient davantage payés? En France, il n'y a aucune évaluation qui permette d'en juger et à l'étranger le sujet est assez controversé. Par ailleurs, on s'inquiète beaucoup du faible ratio candidats/places aux concours de recrutement des enseignants. Mais la baisse des ratios date en fait des années 2000.

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